Soins palliatifs et écologie intégrale : Anne-Marie Aitken, Xavière, bénévole au sein de la maison médicale Jeanne Garnier n’a pas tout de suite vu le lien. À l’occasion de cet entretien, elle a relu son expérience à la lumière de l’encyclique Laudato si’. Rencontre. Par Florence de Maistre
Qu’est-ce qui caractérise la maison médicale Jeanne Garnier ?
C’est une maison de soins palliatifs, située dans le XVe arrondissement de Paris, membre des établissements de santé privés d’intérêt collectif (Espic) et de la fédération des hôpitaux catholiques de Paris. Elle est gérée par l’association des Dames du Calvaire. Au milieu du XIXe siècle, Jeanne Garnier, 24 ans, perd son mari et ses deux enfants. Désespérée, elle se met à visiter les malades incurables, comme on disait à l’époque. Puis elle décide d’ouvrir un lieu pour accueillir ceux dont les hôpitaux ne voulaient plus et fonde en même temps une association de veuves qui consacrent leur temps aux malades. Pour Jeanne Garnier, quel que soit l’état physique ou psychologique de la personne, elle reste respectable. Il s’agit de l’accompagner en toute fraternité. En 1874, une de ses amies, Aurélie Jousset ouvre sur ce modèle “Le Calvaire” à Paris, avec une communauté des laïques consacrées qui habitent sur place, les Dames du Calvaire. Au milieu des années 80, le Card. Jean-Marie Lustiger sollicite La Xavière pour maintenir une présence religieuse au sein de la maison qui a pris le nom de Jeanne Garnier, en conserver l’esprit et développer l’intuition. Aujourd’hui, la maison accueille des personnes de tous horizons et de toutes confessions, des personnes en fin de vie mais aussi en temps de répit dans le cadre de traitements douloureux. Le traitement de la douleur fait partie des soins palliatifs, ceux-ci commencent quand les soins curatifs n’ont plus d’effet. Il s’agit de soulager la douleur physique, souvent augmentée de souffrances psychologiques, existentielles, et d’améliorer la qualité de vie. Accueillir, soigner, accompagner les malades, soutenir leurs proches et rencontrer les familles, telle est la vocation de la maison Jeanne Garnier. L’unité de soins palliatifs compte quatre-vingt un lits, mais la maison comprend aussi un accueil de jour pour les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, une résidence temporaire, un pôle de recherche médicale et une équipe mobile de soins palliatifs.
Quel est le rôle de La Xavière au sein de la maison ?
Initialement, les Dames du Calvaire s’occupaient de tout. Petit à petit, la maison s’est restructurée avec l’arrivée de professionnels. Lorsque les Xavières prennent le relais des Dames du Calvaire en 1988, certaines d’entre elles sont déjà engagées au sein de la maison médicale Jeanne Garnier comme médecins et infirmières. C’était d’abord important d’être compétentes dans le domaine du soin avant d’accepter la mission. À l’époque, la question de l’accompagnement de la fin de vie est d’ordre éthique. Aujourd’hui encore, les fragilités et la mort sont occultées, personne ne veut en parler. Les Xavières ont souhaité répondre à cette question de société et témoigner du Christ. La fin de vie est une étape importante de la vie ! Nous sommes actuellement une communauté de sept Xavières à résider sur place, présentes au cœur de la maison. Il y a parmi nous des membres du conseil d’administration de l’association de gestion, deux médecins, une responsable des bénévoles et une responsable de l’aumônerie.
Comment vivez-vous votre engagement de bénévole ?
Je suis membre depuis trois ans de l’association “Accompagner ici et maintenant” qui coordonne la centaine de bénévoles au service de la maison Jeanne Garnier. Je visite les malades une matinée par semaine et me rends disponible auprès de leurs proches. Avant d’être nommée au sein de cette communauté, je ne connaissais rien au monde de la santé. Ce domaine et cette démarche m’attirent, la présence bénévole est gratuite. Elle me renvoie profondément au sens de l’existence. Lorsque je m’approche d’un malade, c’est au cœur de ma vie que je suis replacée. Je vois combien cette vie est précieuse et comment on peut accueillir la mort qui en fait partie, et qui un jour sera décisive. Il s’agit aussi d’intégrer au quotidien toutes les petites morts présentes dans les diminutions physiques, les renoncements, le passage à la retraite, etc. J’aime la communauté que nous formons autour du malade et de sa famille : une communauté de soignants et de bénévoles. Une communauté présente au moment où les personnes se posent des questions existentielles profondes. D’une semaine sur l’autre, on ne sait pas si l’on reverra le malade, on passe le relais à l’équipe. Les malades ne nous appartiennent pas c’est un ici et maintenant. Je suis aussi secrétaire de l’association de gestion de la maison, ce qui me donne une vision plus large des problématiques du monde de la santé aujourd’hui et me permet également de réfléchir aux évolutions et innovations possibles pour une meilleure qualité de vie des personnes qui souffrent.
Quelle posture particulière adoptez-vous lors de vos visites ?
Avant chaque visite, je me prépare, cela demande un silence intérieur. Il faut laisser ses soucis à la porte de la chambre. Le moment où l’on frappe est un moment clé, on ne sait jamais comment on sera reçu. Soit une relation s’instaure dès le début, soit la personne est trop fatiguée, je lui dis alors au-revoir. Souvent, le malade parle en premier et les échanges se déroulent au gré de ses souhaits. J’écoute, je me laisse guider, je n’ai pas de programme. Certaines conversations sont l’occasion pour la personne de relire sa vie et de se confier différemment d’avec des membres de sa famille. Certains témoignages et partages d’espérance sont très touchants. Parfois j’assure simplement une présence quand la personne ne peut plus parler. Parfois j’assiste aux derniers instants. C’est ainsi que j’ai accepté la demande d’une soignante pour une dame 90 ans, musulmane, mère de douze enfants. J’ai lu le Coran, un personnel de ménage a récité une prière, la dame est partie très apaisée. Ce moment était très beau. J’ai aussi découvert le rite juif du recouvrement du visage avec un drap blanc.
Comment votre expérience est-elle un chemin de l’écologie intégrale ?
La clameur de la terre rejoint la clameur des personnes. Le soin de la terre rejoint le soin aux frères ! Il y a beaucoup de fleurs dans la maison, celles que l’on offre aux malades lors de l’accueil, celles que les familles apportent et les plantes qui restent. Quand le malade se repose, je prends soin des plantes. Je fais le lien ! Prendre soin des personnes et de la terre relève d’une même attitude ! J’ai récemment lu un article sur l’unité de soins palliatifs à Puteaux, la personne expliquait que c’est bien davantage un vivoir, un lieu de vie, plutôt qu’un mouroir comme on peut en avoir l’image. C’est de fait un lieu pour accueillir la vie et la mort comme un don, dont nous ne sommes pas propriétaires. Dans son encyclique le pape rappelle que la vie est gratuite, donnée, qu’elle fait partie de la Création. Ici, on sent vraiment cette interdépendance entre les soignants, les bénévoles et les familles : le malade ne nous appartient pas. Cette interdépendance aussi entre la vie et la mort : c’est une aventure collective qui nous marque les uns les autres. Nous appartenons à une humanité commune, d’où mon engagement. Nous sommes frères et sœurs en Christ ! Ce lien remet chacun devant ses limites et ses fragilités, avec sa manière de regarder tout être. Visiter un malade, c’est regarder le Christ malade, souffrant. Mais aussi accueillir le Ressuscité ! Il y a peu de temps, j’ai accueilli une jeune femme qui venait voir sa maman. Nous avons partagé un café et je lui ai souhaité bon courage pour accompagner sa mère. Ce mot “accompagner”, si courant pour nous, lui a fait tilt. Elle l’a répété puis est repartie avec comme avec une pépite. Elle a trouvé du sens à ce qu’elle était en train de vivre.
Qu’est-ce qui vous touche encore dans cette présence auprès des malades ?
Je repense au paragraphe 226 de l’encyclique Laudato si’ “Nous parlons d’une attitude du cœur, qui vit tout avec une attention sereine, qui sait être pleinement présent à quelqu’un sans penser à ce qui vient après, qui se livre à tout moment comme un don divin qui doit être pleinement vécu (…)”. Ici, nous sommes invités à regarder la dignité de tout être humain. Même si je me méfie de ce mot de dignité qui peut être utilisé à d’autres fins. Nous sommes créés à l’image de Dieu. Au sein de la maison Jeanne Garnier, que l’on soit croyant ou non, quelque chose se laisse pressentir de l’ordre d’une transcendance. C’est difficile à exprimer. Quand le pape s’insurge contre le paradigme consumériste, c’est parce qu’il a une vision plus large. Le monde n’est pas un problème : il est à contempler, il est une page d’Évangile ! Je pense beaucoup à l’Évangile lors de mes visites, avec un infini respect, je porte cette question de Jésus “Que veux-tu que je fasse pour toi ?” Jésus est persuadé que c’est l’autre qui a la réponse ! Nous expérimentons pleinement l’appel du pape à plus de sobriété et de simplicité, à être attentifs aux moindres détails de la vie. En fin de vie, les masques tombent. Les personnes sont vraiment en vérité, et nous engagent nous-mêmes à l’être aussi, humblement. Nous ne sommes pas dans une position de domination mais de réception. Nous sommes tous renvoyés à nos fragilités, à nos forces aussi, c’est bien mystérieux. La vie n’est pas un problème à résoudre, mais à accueillir. C’est un lieu d’engagement personnel avec nos richesses et faiblesses, douleurs et joies. L’être humain dégradé renvoie à sa beauté. Je reste frappée par les visages, les yeux et les sourires. L’autre jour, une dame qui ne pouvait s’exprimer m’a comblée de son sourire. Peu après, je me suis assise à côté d’une autre personne, qui articulait des mots incompréhensibles et gémissait beaucoup. Puis, elle s’est mise à fredonner. Je lui ai demandé si elle entendait les oiseaux par sa fenêtre chanter comme elle. J’ai vu qu’elle avait compris ma question et que oui elle les entendait ! Ce sont de petites choses, ténues et profondes. C’est là où la vie passe. On ne la saisit pas, on se laisse saisir par elle !
Quel message souhaitez-vous partager ?
Le dernier chapitre de La Xavière a choisi comme orientation “prendre soin, consoler”. Dans le contexte actuel, réaffirmons l’importance des soins palliatifs, formidables en France et ailleurs ! Des gens meurent mal, la solution n’est pas dans le suicide assisté, mais dans la création de lieux où les personnes sont accueillies dans l’intégralité de leur vie et soignées au plus proche de leurs besoins, afin de rester vivantes jusqu’au bout et d’accepter cette mort comme un passage. Le pape François parle beaucoup des cris de la terre et des pauvres. Cela m’évoque les douleurs de l’enfantement, la mort en est un aussi. Et certains durent longtemps. Mais chaque rencontre est une joie profonde dont je rends grâce.