"le portement de la Croix", tapisseries de l'abbaye de la Chaise-Dieu - Frère Jean d'Éphèse - Communauté des frères de Saint-Jean
Aleteia
Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op
La fête de la Croix glorieuse invite à contempler la beauté de la Croix, mais aussi le drame de la Passion. Le piège serait de rester spectateur : être acteur du drame, c’est supplier comme le bon larron, intercéder comme Marie ou témoigner comme Jean.
L'Église fête aujourd’hui 14 septembre la Croix glorieuse. Lorsqu’il annonce à Nicodème qu’il sera élevé en Croix (Jn 3, 13-17), Jésus se compare au serpent d’airain de l’Exode. Les Hébreux au désert devaient fixer ce serpent des yeux pour guérir et vivre, malgré l’horreur qu’il leur inspirait. En arrière-plan se dessine l’antique serpent de la Genèse, le démon, enroulé, incurvé, autour de l’arbre du péché originel. Jésus, cloué à l’arbre de vie, l’arbre de la Croix, droit et tendu de tout son être vers sa mission de sauveur, se présente comme l’antidote au serpent de la Genèse, et comme la réalité parfaite dont le serpent de l’Exode n’était que la figure. Les trois images se superposent, et la vérité de la Croix apparaît comme par transparence.
Cette image du serpent nous donne à contempler Jésus en Croix sur le mode de la fascination. La fascination, ce mélange d’attraction et de répulsion qui saisit le spectateur à la vue d’un serpent. De fait, la Croix attire, car elle promet, et même, elle réalise l’union à Dieu et la vie éternelle : le bois de la Croix est ce pont dressé entre la terre et le ciel ; mais la Croix nous repousse, de toute notre sensibilité, parce que Jésus y souffre atrocement, et parce qu’il nous invite à le suivre sur ce chemin : le bois de la Croix est celui d’un gibet, un instrument de torture à l’usage des criminels.
La fascination comme attraction/répulsion, jeu d’ombre et de lumière, forme la toile de fond de l’existence chrétienne. Et il en va ainsi de la Croix comme il en va du Christ, comme il en va du prêtre, comme il en va de tout baptisé qui prend au sérieux sa vie théologale : à les voir, on est irrésistiblement attiré, mais aussi invinciblement repoussé. C’est d’ailleurs un indice de sainteté, qui simultanément attire et repousse, avec la même intensité. Il y a, de ce point de vue, une esthétique de la Révélation chrétienne.
Attention toutefois à ne pas se complaire dans une contemplation purement esthétique de la Croix : jouir du contraste, du paradoxe, chercher le beau dans le laid, la grâce dans l’ignominie… La Croix ne peut pas être, pour un chrétien, le prétexte à un exercice de style, quand bien même elle semble s’y prêter. Saint Augustin ou Bossuet, lorsqu’ils jouent des paradoxes de la Croix, ne sont virtuoses que parce que la foi les anime et donne vie à leurs mots.
Comment contempler la Croix glorieuse d’une manière qui soit juste ? D’abord en ne faisant l’impasse ni sur la Croix, ni sur la Gloire, c’est évident. Selon le tempérament ou l’époque, on s’attarde plus volontiers sur l’une ou sur l’autre. Les artistes du Moyen Âge savaient conjuguer l’une et l’autre en représentant une véritable croix, dans sa terrible nudité, mais sertie de pierres précieuses, signes de sa gloire. C’est le cas par exemple sur les tapisseries de l’abbatiale de la Chaise-Dieu, en Haute-Loire.
Mais le piège n’est pas tellement dans la préférence pour la Croix ou pour la gloire, voire dans le refus de l’une ou de l’autre, même si tout choix exclusif serait nécessairement une hérésie. Le piège, plus sournois, peut-être, est de rester spectateur. Le piège, c’est, devant un tel spectacle à la fois horrible et magnifique, d’en rester à une sorte d’effroi sacré, qui est peut-être déjà religieux mais pas encore chrétien. Pour échapper au piège de la fascination esthétique, pour ne pas rester extérieur au drame de la Croix, une seule solution : être acteur du drame. Le rôle de Jésus mis à part, il reste trois rôles possibles : le bon larron, la Vierge Marie, saint Jean.
Le bon larron, qui sait qu’il a crucifié Jésus par ses péchés, mais qui espère le salut et l’implore en confessant sa foi. « Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé. » La Vierge Marie, qui se tient debout près de la Croix et intercède pour les hommes de tous les temps en offrant sa souffrance de mère. « Je complète en ma chair les souffrances qui manquent à la Passion du Christ. » Saint Jean, qui se tient en retrait, scrute le mystère de la Rédemption de toute son intelligence éclairée par la foi, et s’apprête à livrer son témoignage au monde qui l’attend : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque qui croit en Lui ait la vie éternelle. »
Face à la Croix, nous pouvons adopter chacune de ces trois attitudes, successivement ou simultanément : supplication pour soi-même et espérance avec le bon larron, intercession pour les autres et offrande de soi avec Marie, contemplation théologique et témoignage avec Jean. Alors, fini la simple fascination esthétique, place à la participation au mystère. En l’occurrence, c’est une participation au mystère de l’Église, qui naît des plaies du Christ en Croix. L’Église et la Croix sont inséparables. Et quand la barque de saint Pierre, l’Église, est emportée dans la tempête, quand nous ne comprenons plus, quand nous sommes blessés dans notre conscience de croyant, ce qui arrive souvent ces temps-ci, la seule issue consiste à nous arrimer de toutes nos forces à la Croix comme au mât du bateau.
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Article paru dans "Signes d'aujourd'hui"
Pourquoi fêter la Croix glorieuse ?
Instrument de torture infamant, la croix est devenue le signe glorieux de la résurrection.

Dans la symbolique chrétienne, la croix présente un double visage. Dans le contexte de la passion et de la mort violente de Jésus, les évangiles évoquent la croix en tant qu'instrument de torture et gibet d'infamie. A cet égard, la croix ne mérite évidemment pas de devenir un objet de vénération.
Très tôt, les chrétiens ont vu dans la croix, plutôt qu'un accessoire meurtrier, l'image du sacrifice par lequel Jésus nous affranchit du péché et de la mort. L'apôtre Paul, déjà, écrit en conclusion de son épître aux Galates : «Pour moi, il n'y a pas d'autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus Christ» (6.14). Dans l'hymne au Christ qui ouvre l'épître aux Colossiens, on peut lire : «II a plu à Dieu de faire habiter (en son Fils) toute la plénitude et de tout réconcilier par lui et pour lui, sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix» (1,20; cf. 2,13-15). En ce sens, la croix du Christ peut être dite «glorieuse» : telle est la signification de la fête d'aujourd'hui.
L'évangile de la fête joue sur le double sens du verbe «élever» : élever sur la croix et élever dans la gloire. La référence à Moïse et au serpent d'airain sert ici de parabole prophétique. Dans un autre passage du quatrième évangile, Jésus déclare ; «Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes», et l'évangéliste d'ajouter : «Par ces paroles, il indiquait de quelle mort il allait mourir» (12,32-33). En même temps qu'elle donne la mort. la crucifixion symbolise la victoire sur la mort.
Lorsque Jésus en fut chargé pour monter au calvaire, sa croix n'avait rien de glorieux, c'était l'instrument de supplice le plus avilissant. Paul, comme citoyen romain (Ac 22,25}, avait eu droit à la forme la plus élégante de mise à mort, l'épée. Mais Jésus n'était qu'un vulgaire condamné, livré a l'occupant romain. Ce fut la grande prouesse de Dieu, que de transformer cet odieux instrument de supplice en croix glorieuse, par la résurrection. Même la croix du bon larron devint glorieuse, car elle fut, elle aussi, porte d'entrée du paradis (Lc 23,43).
Les croix des premières églises étaient glorieuses, comme celle que l'empereur Constantin aperçut dans sa vision. C'était une croix de lumière, signe de résurrection. Plus tard, lorsqu'on représenta le Christ en croix, c'était d'abord comme ressuscité, ou dans l'habit du grand prêtre (He 4,14-15).
Au Moyen-Age, les misères des populations incitèrent à exprimer la solidarité de Jésus avec les souffrances humaines. De symbolique, l'image devint réaliste. Mais le temps est venu de représenter à nouveau le Christ ressuscité et glorieux sur les croix de nos églises.